
Aujourd’hui, le cœur lourd et les yeux maritimes, j’étais assise dans cette église pleine de visages masqués.
Tout devant, le visage souriant de cet ami d’enfance déposé sur un cercueil de bois clair. Je n’avais pas le courage de penser qu’il était lui couché au creux de ce lit fermé.
Il y avait vraiment beaucoup de monde, mais j’étais seule. Dans cette foule qui devait sans doute braver largement les quotas sanitaires, mes larmes n’arrosaient que ma propre peine…
52 ans que je le connaissais… il avait 4 ans et moi 10. Nous vivions dans le même immeuble et malgré la différence d’âge, nos pas se sont souvent croisés.
Dans ma mémoire mille visages de lui à tous les âges… ses sourires avec et sans dents, avec et sans moustache, avec et sans rides, avec et sans joie, avec et sans douleur. Lui enfant, lui adolescent, lui avant la grande tragédie de sa vie, la mort brutale de son père…lui après, lui frère, lui marié, lui père, lui pépé… La seule image qui m’a été épargnée c’est lui malade.
Depuis que j’ai appris son départ, il est devenu encore plus proche de mes souvenirs… Et je me demandais pourquoi…
Pourquoi ?
Parce que oui, depuis 1968 nos vies se sont tricotées et détricotées mais si on mesure en temps passé ensemble, il ne reste que des heures éparses… oui, nous avons parfois parlé très profondément, mais si peu…
Pourtant… pourtant comme une douleur très grande me traverse de tous ces instants qui se reconstituent… qu’y a-t-il de vrai dans tout ce fatras d’images… quel est le vrai visage de l’histoire vécue ? S’il était là, que dirait-il de ce chemin qui s’est dessiné en moi avec lui dans tellement de petits recoins ?
Étrangement, je n’ai pas d’image de notre dernière rencontre, juste des sons de sa voix et la mémoire de certains détails de ce qu’il m’a dit. Et puis soudain il n’est plus là…
Dans cette église, je regarde le cercueil et je sais qu’aujourd’hui encore un pan de tout ce qui me fait va partir avec lui dans le cimetière… Il m’oblige à me défaire encore une fois de tant d’instants important malgré leur insignifiance…
Ma mémoire ne me sert qu’à construire ma propre légende et je doute à chaque instant de la véracité de mes souvenirs…
Est-ce que cette petite fille de 2 ans qui regarde le Moléson et se dit qu’elle ira voir derrière un jour a vraiment existé ? ou est-ce une invention pour me donner une histoire ? Et l’histoire de ma brûlure au fer à repasser ? la version de ma mère sur cet évènement diverge de la mienne… pourtant, c’est ma brûlure ! Et toutes ces autres histoires qui s’empilent à l’intérieur de moi… mon histoire, ma légende… suis-je vraiment celle que je dis, celle que je crois.
Des millions d’images défilent alors que j’écris, des images éparses : des livres que j’ai lus, le mouchoir de ma grand-mère toujours niché dans son soutien-gorge, sur le sein gauche et son rouge à lèvres et ces valses qu’elle me faisait danser avec elle… La maison des lapins dans laquelle je faisais des cabanes avec mon frère… lui parti, personne ne peut plus se souvenir avec moi.
Et la récolte des patates, les vaches à rentrer et aux cornes desquelles nous nous balancions avec Jean-Robert, lui aussi disparu, lui mon seul vrai ami de petite enfance. Notre amitié a commencé par un drôle d’échange à 2 ans et demi : il m’a craché dessus et je l’ai giflé ; il est tombé, je l’ai relevé et le pacte était signé… puis j’ai déménagé et nos vies ne se sont plus jamais rencontrées… il y a 8 ans, on m’a dit qu’il était mort à 50 ans… Encore un livre de ma bibliothèque disparu.
Et…
Et…
Et…
Je ne peux pas tout raconter pourtant les image s’accélèrent comme une hémorragie de vie qui s’échappe de mon cœur… A moi mes morts, à moi l’amour que vous m’avez laissé…
Si j’arrivais à croire ce que disait le prêtre, je pourrais imaginer Aurelio rire dans une danse folle avec mes frères et mon mari qui étaient ses amis, retrouver son père tant aimé dans une joie folle… Son père dont j’ai retrouvé le visage perdu entre toutes mes images…
Quel vertige, ce pêle-mêle, ces sauts dans tous les temps et les espaces… quelle folie que ma vie, ma légende qui se construit et se défait au travers de ces images…
Porque te vas?
Todas la promisas de mi amor se iran contigo…
Me olvidaras…
Pero yo, nunca te ovlidaré
Le bat de la marche se charge au fil des pas pour se vider brutalement à la renverse du courant
L’âne alors hébété ramasse les choses l’une après l’autre pour les ranger dans son corps…
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